Manaraga, Vladimir Sorokine, 2019 (2017, pour la version originale)
Manaraga, Vladimir Sorokine, 2019 (2017,
pour la version originale)
Printemps des années
2050. Selon le journal tenu entre mars et avril par le personnage principal, la
violence est devenue une réalité quotidienne, après la deuxième révolution
islamique.
Le héros, Gueza, est un
maestro de la confrérie secrète de la Cuisine. Son activité clandestine et
dangereuse, le « books ‘n grills »,
consiste à préparer des mets d’une saveur exquise, unique, en boutant le feu à
des livres rares d’édition originale. Les auteurs sur le bûcher sont de
vénérables célébrités, Tolstoï, Boulgakov, Flaubert, Rabelais, Hemingway,
Cervantès...
Le maestro satisfait
des clients dans le monde entier, en Allemagne, au Japon, dans les Amériques...
Un peu à la manière d’un roman picaresque, le lecteur visite, à chaque halte
culinaire, l’une ou l’autre catégorie sociale (plutôt richissime) comme une
famille juive, des mafieux, des réalisateurs de films, des divas d’opéra, etc.
Entre deux aventures
érotiques, le héros mène une vie de célibataire. Heureux de l’être. Son idéal
serait d’être servi par Jeeves, le
fameux majordome de Wooster, un riche bon à rien dont les impairs en société
sont magistralement corrigés par le domestique hyper-futé (voir les romans de
Wodehouse).
À défaut de Jeeves,
Gueza bénéficie de trois puces implantées dans sa chair, une bleue qui gère la
sécurité de son maître, une verte qui calcule (itinéraire et comptabilité), une
rouge qui trempe le cerveau dans l’optimisme, notamment via des rêves
revigorants de son cru. Au fil de l’histoire, ces prothèses se lâchent de plus
en plus… À noter qu’un bonnet peut désactiver ces « Futées », mais
elles sont devenues indispensables. Sans elles, impossible de penser.
Tout se passe pour le
mieux (il rate tout de même l’allumage d’un livre, à la suite d’un sabotage)
jusqu’à ce qu’éclate une trahison qui menace la survie même de la confrérie
secrète. C’est qu’un renégat fabrique en douce des milliers d’exemplaires,
autant de copies d’une édition originale, reproduisant ses taches, ses marques
d’usure, etc. La machine sacrilège est enfouie au nord de l’Oural, dans une
grotte de la montagne Manaraga.
Désigné par le sort,
Gueza fera partie du commando chargé de détruire le site hostile.
Réussira-t-il ?
D’une érudition inouïe,
Sorokine manie la plume comme un maestro. Son style varié, raffiné, subtil et
original s’épanouit dans les récits enchâssés (qui parsèment le livre), un
conte ou des extraits de livres inventés par l’auteur. Ainsi, l’arrivée d’un
géant dans un village russe qui, entre autres, conseille aux habitants de
« regarder le monde ». Ou l’amour d’un narrateur pour une zoomorphe
des plus sensuelles. Ou encore un homme qui renonce à devenir surhomme
(« l’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhomme »).
Son monde est-il
grotesque, burlesque ? Peut-être. Désabusé, sûrement : les puces
implantées y orientent un peu trop les destins. Quoi qu’il en soit, voici un
grand cuisinier du verbe.
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