Le problème à trois corps, Liu Cixin, 2006, traduit en 2016.

 

Le Space Opera vous étourdit ? Ce roman au style épico-poétique vous cernera d’un lent tourbillon panoramique. Vertigineux, ce grand spectacle tient du genre « SF cosmo-historique », mêlé à des parcours scientifiques comme en train fantôme, certes un peu ardus (voire hard) pour le profane.

D’emblée, cette fresque magistrale restitue les temps obscurs, barbares, irrationnels de la révolution culturelle chinoise (dans les années soixante), durant lesquelles les ados gardes rouges ultra-fanatisés terrorisent la nation tout entière. Le début du récit révèle le procès public absurde et la mise à mort devant sa fille d’un éminent scientifique qui refuse de reconnaître ses « crimes idéologiques contrerévolutionnaires ».

Après la perte de son père, la jeune astrophysicienne est à son tour condamnée à la détention dans un camp retiré, autour duquel les têtes brûlées de gardes rouges (pas vraiment verts avant l’heure) s’obstinent à déforester aveuglément. Trahie, sauvée in extremis de la torture, grâce à ses compétences, la savante se retrouve confinée à vie dans un complexe militaro-industriel qui travaille sur une arme secrète. Elle y rencontre un spécialiste des nanoparticules plutôt bienveillant mais hanté par un mystérieux compte à rebours qui ne s’interrompra que s’il cesse immédiatement ses recherches. Une série de suicides chez les chercheurs à la pointe de la physique renforce l’inquiétude de ce scientifique. Ses tourments sont aussi attisés par un jeu bizarre auquel il s’adonne et qui suggère que l’incohérence gagne l’univers. L’ordre du monde serait-il éphémère ? La nature de la matière serait-elle dépourvue de lois ? Le chaos ne serait-il pas l’état normal du cosmos ?

Ce jeu à immersion holographique qui conduit à la frayeur et l’addiction s’appelle le jeu à trois corps. Un monde à trois soleils y subit des cataclysmes imprévisibles. Ce jeu crée par des « rebelles » internationaux associe dignitaires et personnages historiques (empereurs chinois, Galilée, Einstein, Darwin, etc.) à un environnement catastrophique extraterrestre. Le jeu à trois corps familiarise le joueur avec Trisolaris, une planète à trois soleils qui traverse des ères chaotiques en alternance avec des ères régulières. Les civilisations y sont anéanties l’une après l’autre. Ce jeu s’inspire du problème à trois corps, objet d’étude d’un fameux mathématicien chinois menacé de mort s’il poursuit sa quête théorique. Réputé insoluble, ce problème, s’il était réglé, permettrait de prédire le mouvement des trois corps, de sorte à anticiper l’avenir stable ou désagrégé du système.

Loin de nous, dans un contexte analogue, les extraterrestres de Trisolaris vivent en alarme sur un monde des plus incertains, constamment mis en péril par l’évolution imprévisible de leurs trois soleils. Ayant découvert l’existence d’une planète lointaine stable, équilibrée, les Trisolariens ont lancé vers la terre prometteuse une flotte d’invasion qui atteindra son objectif dans 450 ans. D’ici leur débarquement, ils veulent freiner le progrès technique terrien pour que leurs vaisseaux d’invasion ne soient pas pulvérisés par une puissance devenue, grâce à l’avancée scientifique, plus évoluée qu’eux. À cet effet, en contact avec les rebelles terriens et leur organisation secrète Terre - Trisolaris, ils soulèvent les masses contre la science en divulguant les retombées néfastes des inventions et des découvertes ; ils produisent des « miracles » pour que les plus naïfs accueillent les envahisseurs comme des dieux ; enfin, ils manipulent deux protons envoyés à toute vitesse sur Terre, de telle sorte que ces particules se transforment en ordinateurs hyper-intelligents et dont la visée est la perturbation systématique des résultats obtenus par la recherche scientifique. Bref, avec l’aide des rebelles, ils verrouillent le perfectionnement de la civilisation terrienne.

Mais qui sont au juste, ces dangereux rebelles ?

Ils militent au sein d’une organisation opaque pour mettre fin à la tyrannie humaine. Influencé par le bouddhisme, son fondateur prône le communisme antispéciste. Ce milliardaire qui finance le mouvement radical a été traumatisé dans son enfance : un pétrolier de son père a décimé la faune locale par une marée noire. Depuis cette catastrophe, il estime que toute forme de vie est l’égale de l’homme. Son organisation se compose de trois courants peu compatibles entre eux. Les rédemptoristes adorent les ET telles des divinités salvatrices ; les adventistes se servent des aliens pour détruire l’humanité ; les survivalistes sont prêts à trahir leurs semblables en échange du salut pour leur descendance. Leur guide à tous est notre fameuse astrophysicienne abusée par le dirigeant extrémiste.

Une coalition mondiale qui se considère en guerre à la fois contre un ennemi intérieur et un ennemi extérieur tente d’éradiquer la menace exterminatrice. Mais l’armée internationale n’est pas la seule à la manœuvre contre l’adversité apocalyptique. Rattaché aux militaires chinois, un commissaire un peu à l’index à cause de ses méthodes peu orthodoxes contribue à résoudre les problèmes posés par les rebelles alliés aux Trisolariens. C’est, dans ce roman, le seul personnage principal vraiment attachant qui rappelle un peu Marlowe dans les polars noirs américains. Fumeur, alcoolique, il tourne le dos à la philosophie, ne regarde jamais les étoiles, est toujours présent quand on ne l’attend pas. C’est un intuitif, un vieux de la vieille à qui on ne la fait plus. Bourru, un peu cynique, ce policier donne une touche humaine (occidentale ?), humoriste à ce roman dans l’ensemble plutôt sombre.

Publié en 2006, bien avant l’ère actuelle de Xi Jiping, ce récit s’imprègne de l’effroi face au chaos, au désordre,  la désolation, et, en même temps, il sous-tend la foi dans l’ordre et le progrès scientifique.

Cependant, l’astrophysicienne vieillie agonise face au couchant. Là, elle annonce le « crépuscule des hommes », quasiment les derniers mots du livre. Livre qui a une suite…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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